La famille KNOEPFFLER

Le parti catholique alsacien

 

Le Parti catholique alsacien  1890 – 1939. 

Le député maire Louis Knoepffler et le centre alsacien-lorrain. 

L’affaire de Saverne (novembre 1913-Janvier 1914)

 

L’atmosphère à la veille de l’Affaire de Saverne

 

La pression des militaires et des pangermanistes sur le gouvernement, afin d’imposer une politique plus énergique en Alsace-Lorraine se fait de plus en plus pressante. Plusieurs mesures du gouvernement d’Alsace-Lorraine témoignent de leur succès : la dissolution du Souvenir alsacien-lorrain, l’interdiction du Matin et la démission forcée d’Anselme Laugel – coupable d’avoir fait comme Wetterlé des conférences en France – de la présidence de la Société pour la conservation des monuments historiques. La tension est au plus fort lorsqu’on apprend que le gouvernement d’Alsace-Lorraine a déposé deux projets de loi visant à limiter la liberté d’association et de presse en Alsace-Lorraine. Le premier projet autorise le Statthalter à dissoudre les associations qui mettent en danger la sécurité et la paix intérieure. Le second autorise le Statthalter à interdire journaux et revues de langue française. La nouvelle provoque l’indignation générale et une interpellation des quatre fractions au Landtag le 22 mai 1913 ainsi qu’un débat animé les 30 et 31 mai au Reichstag. Le 3 juin, l’Oberelsässische Landeszeitung conclut en réclamant la démission du gouvernement Wedel-Bulach-Mandel.

 

A la suite de plusieurs incidents, les relations entre population civile et militaire tendent à se détériorer. Haegy se plaint à la tribune du Reichstag des interventions répétées des militaires dans la vie publique et parle de « gouvernement parallèle ». L’ordre donné dans les corps d’armée, en juin-juillet 1913, d’écarter les Alsaciens-Lorrains des postes de confiance ne fait rien pour améliorer les relations. Delsor parle de « soufflet donné au peuple alsacien-lorrain », et relève que « depuis que Mr de Koeller a quitté le pays le pouvoir effectif a glissé petit à petit dans la main des commandants de corps d’armée qui instruisent le ministre de la guerre et se font instruire par lui. Jamais le pays n’a été traité en glacis comme depuis quelque temps. La défense nationale est devenue un prétexte commode pour justifier les mesures les plus irritantes : on dirait vraiment que, comme à l’époque du septennat, on cherche à pousser l’Alsace hors des voies de la légalité pour pouvoir la remettre sous le régime de la dictature. L’Elsässer s’élève à cette occasion contre la « politique de germanisation à courte vue ».

 

L’Affaire de Saverne jusqu’aux débats au Reichstag

 

Le 6 novembre 1913, l’Elsässer publie une courte note, intitulée « Provocation », qui rapporte qu’un jeune sous-lieutenant, Forstner, a injurié des recrues alsaciennes en les traitant de « Wackes » (voyous) et promis 10 marks de récompense à celui « qui abattra d’un coup de fusil ou d’un coup de baïonnette  un de ces sales Wackes ». L’information suscite l’indignation de la presque totalité de la presse alsacienne. Comme ni l’autorité militaire ni l’autorité civile ne donnent de réponse, l’Elsässer revient à la charge le 8 novembre, et interpelle le gouvernement, qui a le devoir de remettre les militaires à leur place. Un communiqué maladroit de l’autorité militaire ne fait rien pour calmer les esprits. A  Saverne, des rassemblements hostiles se forment sur le passage du sous-lieutenant von Forstner , si bien que le colonel du régiment, Reuter, menace de proclamer l’état de siège. L’affaire est jusqu’à présent strictement alsacienne. Elle prend une dimension internationale lorsque la presse française reprend l’information de l’Elsässer du 15 novembre, qui rapporte que Forstner a insulté le drapeau français et la légion étrangère. Le 22 novembre, l’Elsässer condamne « l’abdication de l’Etat » devant le pouvoir militaire et exige la démission du Statthalter von Wedel et de son gouvernement. Le 28 novembre, dans la soirée le colonel von Reuter fait charger une foule pacifique et jeter en prison une trentaine de civils, dont plusieurs magistrats. Le Conseil municipal de Saverne avec à sa tête, le maire Louis Knoepffler, envoie alors un télégramme de protestation à l’Empereur, en résidence à Donnaueshingen. Ainsi, un incident qui, à l’origine, n’a rien d’exceptionnel s’est transformé en une affaire d’Etat.

Quelle est l’attitude du Centre alsacien-lorrain et de sa presse jusqu’au 28 novembre ? C’est l’organe du Centre de Strasbourg, l’Elsässer, qui a lancé l’affaire par ses révélations successives. Comme le souligne le Directeur de la police à Strasbourg, il n’a rien de nationaliste, bien au contraire. Nous avons constaté qu’il a adopté une attitude plus que réservée à l’égard de l’Union Nationale et que, dans la querelle avec le Zentrum, il a une position très modérée. Dans l’Affaire de Saverne, il a adopté dès l’origine un ton inhabituel qui s’explique par l’absence du rédacteur en chef, Thomas Seltz, alors en congé. Il est probable que le ton apaisant, à partir du 29 novembre, coïncide avec son retour à la rédaction. Il est évident que Joseph Kaestlé, qui le remplace, a recherché le sensationnel sans tenir compte de la tension internationale. A l’intérieur même du directoire de l’Elsässer, l’attitude de Kaestlé suscite de très vives critiques de la part de Martin Spahn, président du Centre de Strasbourg. Il ne peut cependant faire désavouer Kaestlé par l’ensemble du directoire. Nous avons le sentiment que le directoire était dans son ensemble peu favorable à Kaestlé ; mais devant les développements de la situation, il n’était plus possible de revenir en arrière, sans atteindre gravement le prestige du journal et du Centre alsacien-lorrain. Les débats, lors de l’assemblée générale des délégués du Centre le 15 décembre, et le vote d’une motion félicitant l’Elsässer de son «attitude courageuse et énergique », laissent supposer qu’il y a bien d’autres critiques à l’encontre du journal. Il est d’ailleurs remarquable que le reste de la presse centriste, en particulier l’Elsässer Kurier et le Novelliste, adopte un ton des plus mesurés.

 

Les développements de l’Affaire de Saverne

 

Le 28 novembre, les députés du Centre alsacien-lorrain sont les premiers à prendre l’initiative d’une « question orale ». Peu satisfaits de la réponse du ministre de la guerre von Falkenhayn, qui minimise l’incident et condamne l’attitude des trois soldats alsaciens qui l’ont révélé, ils transforment leur « question orale » en une interpellation. Le 2 décembre, Haegy et Thumann prennent à nouveau l’initiative d’une « question orale » à propos des événements du 28 novembre. Les 3 et 4 décembre, les interpellations sur l’affaire de Saverne font l’objet de débats houleux. C’est le député de Saverne, Roeser, qui entame les débats. Hauss parle au nom du groupe alsacien-lorrain. Après une vigoureuse critique de Forstner et de Reuter, il souligne que ce scandale annule des années de progrès dans la conquête morale du pays, et, qu’immigrés et indigènes n’ont jamais été aussi étroitement unis que dans la condamnation de l’attitude du gouvernement et de l’administration militaire. Bethmann-Hollweg s’efforce de minimiser l’affaire, déclare que « l’armée doit se faire respecter à Saverne comme partout ailleurs », et termine en assurant que « l’ordre public et la loi seront respectés ». Le ministre de la guerre affirme, quant à lui, que « c’est la presse qui a fait Saverne » et que « l’armée a fait son devoir ». Commentant ces propos, Ricklin déclare le lendemain qu’ils ont porté un coup mortel au Deutschtum en Alsace-Lorraine et que « l’armée perd aujourd’hui moralement ce qu’autrefois elle a gagné territorialement ». Le Reichstag vote un blâme au Chancelier par 292 voix contre 54 et 4 abstentions.

Après les discours du Chancelier et du ministre de la guerre, l’Elsässer note le 4 décembre que « la force l’emporte sur le droit », mais se réjouit le lendemain de l’attitude du Reichstag. Le Volksfreund estime pour sa part que le vote du Reichstag est une défaite pour l’idée monarchique, pour le gouvernement allemand et celui de Strasbourg, et pour le militarisme. Wetterlé écrit que « ce n’est pas d’hier, c’est de toujours que date cette pusillanimité devant les attaques, nous ne dirons pas des militaires, mais des militarisants, c'est-à-dire des partisans du régime du sabre », et il se demande si le vote du Reichstag aura des suites. Delsor estime que « l’insulte faite aux soldats alsaciens et en leur nom à toute la population d’Alsace n’a été que la cause occasionnelle de la crise gouvernementale et nationale que traverse en ce moment l’empire allemand ». Et il dénonce l’existence, depuis longtemps, d’un « gouvernement occulte », « une dictature militaire, qui par une pression abusive, par des influences dans l’entourage immédiat de l’empereur, par les cris menaçants de la presse pangermaniste, par des illégalités flagrantes tient un gouvernement plus civil que civique sous une déplorable tutelle (…), et maintient en Alsace-Lorraine une sorte d’Etat de siège contre la population indigène et une espèce d’Etat de guerre contre tout ce qui est français ».

Le 6 décembre, le bureau du Centre alsacien-lorrain décide de convoquer une assemblée générale extraordinaire pour le 15. Dans la semaine qui précède, plusieurs sections du Centre organisent des réunions publiques de protestation, qui rencontrent un succès certain. L’assemblée générale est une des plus fréquentées de l’Avant-guerre et montre l’émotion suscitée par l’affaire de Saverne. Les débats sont animés et l’on applaudit aux déclarations de Knoepffler, maire de Saverne, et de Hauss. A la fin de la réunion, l’assemblée adopte un ordre du jour qui condamne l’inaction du gouvernement régional « qui, dans les limites d’une constitution par ailleurs insuffisante, avait les moyens pour répliquer à des empiètements évidents d’autres pouvoirs », stigmatise « la manière hésitante et dilatoire » du gouvernement impérial et « y voit une nouvelle preuve de l’influence néfaste sur les milieux dirigeants d’une presse outrancière qui, depuis des années, induit l’opinion publique en erreur de la manière la plus frivole par ses correspondances extravagantes », estime que les sanctions prises sont insuffisantes et « regrette avant tout l’absence de garanties réelles contre la répétition du scandale de Saverne », garanties « qui ne peuvent se trouver que dans l’achèvement de la constitution d’Alsace-Lorraine ». Les députés des deux parlements reçoivent mission « d’exiger par tous les moyens qu’on établisse les responsabilités et qu’on sanctionne », et de faire en sorte que l’Alsace-Lorraine soit dotée d’ « institutions étatiques normales ». A la suite de l’assemblée générale, les réunions de protestation du Centre se multiplient, surtout en Haute-Alsace.

L’affaire de Saverne trouve sa conclusion judiciaire dans l’acquittement, le 10 janvier 1914, du colonel von Reuter et de Forstner par le Conseil de guerre. L’acquittement suscite des commentaires désabusés plutôt que l’indignation. Pour l’Oberelsässische Landeszeiting, c’est « Mars qui règne pour l’heure », tandis que l’Elsässer annonce le « triomphe du militarisme ».  Le Volksfreund estime que « ce procès aura des conséquences imprévisibles ». C’est dans cette ambiance que se déroulent, du 13 au 15 janvier, les débats au Landtag. Chacune des quatre fractions a déposé une interpellation. Le centriste Knoepffler, député de la circonscription et maire de Saverne, entame les débats et prononce un violent réquisitoire contre le parti militaire, « qui depuis trente années a combattu tous les Statthalter pour empêcher toute attitude conciliante à l’égard du peuple alsacien-lorrain et a rendu impossible une Alsace-Lorraine paisible et satisfaite par ses mesures draconiennes et la propagande continuelle de sa presse de brigands (Panduren-Presse) ». Il critique le gouvernement d’Alsace-Lorraine, qui s’est mis du coté des adversaires et n’a rien fait pour combattre les préjugés de l’opinion allemande sur l’Alsace-Lorraine. Pour Hauss, « l’affaire de Saverne est l’affaire de tout le peuple allemand, car elle a montré avec une effrayante clarté l’abîme entre l’idée que les citoyens ont du droit et de la constitution  et la conception de l’honneur et du droit des militaires ». L’affaire a été rendue possible par la situation constitutionnelle de l’Alsace-Lorraine et l’éloignement de l’Empereur, qui en est réduit à se fier à des conseillers pour se faire une idée de la situation.  Le Landtag adopte à l’unanimité une motion de blâme pour le gouvernement d’Alsace-Lorraine et demande au Reichstag de prendre l’initiative « d’une délimitation législative des pouvoirs qui corresponde aux conceptions moderne du droit, d’une réforme de la justice militaire et d’un aménagement de la constitution d’Alsace-Lorraine dans le sens d’un statut autonome d’Etat confédéré ».

Le 21 janvier, le groupe alsacien-lorrain dépose une proposition de loi au Reichstag, « afin que les militaires ne puissent être utilisés à des fins politiques que sur ordonnance de l’autorité civile ». Les débats des 23 et 24 janvier sont décevants pour les Alsaciens-Lorrains ; sensible à l’appel à la cohésion nationale du Chancelier, le Reichstag enterre le projet en le confiant à une commission. Le Volksfreund, pourtant bien modéré à l’accoutumée, reprend alors le mot de Wetterlé, « Nous sommes roulés », pour constater que le soutien du Reichstag a bien été provisoire et que même le Zentrum ménage gouvernement et militaires. Delsor note le retournement de l’opinion allemande sous l’action de la propagande : « Goutte à goutte le virus rebique anti-alsacien s’insinuait dans les veines de chaque Allemand, soucieux d’écarter de lui le soupçon de n’être pas national ».

C’est sans explosion de joie que l’on accueille la nouvelle de la démission du gouvernement Zorn de Bulach, le 28 janvier 1914. Alors que, peu auparavant, elle exigeait sa démission, l’Oberelsässische Landeszeitung note le 29 janvier : « Nous voulions notre propre gouvernement, indépendant, qui nous protège et nous défende, qui condamne au silence et à l’impuissance la canaille pangermaniste, qui ne fasse pas l’affaire de Graffenstaden et ne propose pas de loi d’exception contre nous. Mais ce n’est pas par la volonté populaire que le gouvernement est tombé. Il est victime de l’outrecuidance du militarisme et de la propagande pangermaniste. Nous n’éprouvons aucune satisfaction à sa chute, car elle est plutôt une défaite pour l’Alsace-Lorraine ».

 

Signification et conséquences de l’Affaire de Saverne

 

Certains voient, à notre avis à tort, dans l’Affaire de Saverne, une résurgence de la « protestation » en Alsace-Lorraine. Qu’en France on l’ait interprétée dans ce sens à l’époque, cela ne fait pas de doute. De ce fait l’affaire a eu une portée internationale et a contribué à la tension entre la France et l’Allemagne.

 

Les Alsaciens-Lorrains, cependant, ne remettent pas en cause leur appartenance au Reich allemand. Ils remettent en cause leur statut à l’intérieur du Reich. L’affaire de Saverne montre à l’évidence les graves inconvénients de ce statut qui les met à la merci de l’influence croissante des pangermanistes et du parti militaire dans le Reich, et plus particulièrement dans l’entourage de l’Empereur.

Le gouvernement de Strasbourg, sans le soutien de l’Empereur, est impuissant devant les empiètements des militaires, qui traitent l’Alsace-Lorraine en glacis et sont partisans d’une solution prussienne du problème alsacien-lorrain.

Ce qui frappe tout au long de l’affaire, c’est la relative modération de la presse qui, à l’exception de l’Elsässer au début, ne jette jamais d’huile sur le feu. Personne ne souhaite l’incident et, si l’on recherche l’épreuve de force, c’est du coté des militaires. Les Alsaciens-Lorrains n’ont rien à gagner dans une épreuve de force Il y a d’abord le danger – qui s’est révélé exact – qu’elle réveille quelques espoirs du coté de la France. Ce serait ensuite – et cela s’est avéré également exact – donner aux adversaires d’une Alsace-Lorraine autonome un excellent moyen de propagande en Allemagne. Et l’autonomie reste la première revendication politique des partis alsacien-lorrains.

Pour combattre la vague anti-alsacienne provoquée par l’affaire de Saverne et la propagande pangermaniste, Charles Hauss, président de la fraction du Centre au Landtag, propose fin février de créer une Ligue de défense de l’Alsace-Lorraine. Tous les partis s’associent à cette création et la Ligue est constituée officiellement le 13 mars. Dans un appel publié dans la presse, elle définit ses buts : rectifier et rejeter les attaques et soupçons injuste à l’encontre de l’Alsace-Lorraine, poursuivre en justice les calomniateurs. La présence du président de la deuxième Chambre du Landtag à la tête de la ligue a valeur symbolique. La ligue vivra cependant trop peu pour entreprendre une action efficace.

  

 

  

Source : Le parti catholique à l’époque allemande par Christian Baechler (Paris 1982)

 



08/10/2012
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