Novembre 1913 : Saverne la tranquille se rebelle
Novembre 1913 : Saverne la tranquille se rebelle
En apprenant qu’un lieutenant prussien a traité les Alsaciens de « voyous », les Savernois se révoltent. L’affaire remonte jusqu’au Reichtag et tient en haleine toute la presse européenne.
Saverne, 7 novembre 1913. Dans la « Grosse Stadelgasse » (actuellement rue des Pères), la population manifeste devant le domicile du lieutenant du 99e régiment d'infanterie, Günther von Forstner. Des cris sont proférés : « Sale Prussien ! », « Voilà dix marks pour la peau d’un Alsacien ! » On frappe aux volets de son appartement situé au rez-de-chaussée.
Pourquoi cette subite montée de fièvre des paisibles Savernois ? La veille, deux articles de l’Elsässer et du Zaberner Anzeiger ont rapporté cette scène : apprenant qu'un soldat prussien avait écopé de deux mois de prison pour avoir poignardé un Alsacien, von Forstner lui aurait dit : « Ach ! Ce n’est pas moi qui t’aurais puni pour ce coup là. Au contraire, pour chacun de ces sales Wackes (voyous) que tu abattras, je t’en donnerai 10 marks. »
Et le sous-officier Hoefflich de renchérir : « Et moi, je t’en donnerai trois de plus. » Les deux officiers ont ensuite ordonné aux recrues alsaciennes de hurler : « Je suis un Wacke, nous sommes des Wackes ! »
L’incident aurait pu en rester là : la cité des Roses compte alors 9 000 habitants majoritairement protestants, elle vote au centre et on la dit acquise à la cause de l’Empire allemand. Une petite ville de garnison paisible, en somme, dont la prospérité est assurée par les 1 400 soldats du 99e régiment d’infanterie basé dans le château des Rohan.
Mais « l’affaire des Wackes » s’ébruite. S’en suivront alors trois semaines d’émeutes et de provocations, abondamment relatées par la presse européenne, entraînant une crise politique au sommet de l’Empire entre civils et militaires.
Pas des Wackes
Le 8 novembre, von Forstner parade en ville. Agé de 20 ans, Günther von Forstner sort à peine de l’école de cadets de Postdam. Il appartient à cette caste militaire venue de Prusse, où la féodalité existe encore. Son visage poupin ne se départit jamais d'un petit sourire narquois. Aux yeux des Savernois, il incarne la caricature du petit seigneur, hautain et méprisant. La main sur le pommeau de sa canne, escorté par deux lieutenants, tenant en laisse un chien féroce.
Les officiers entrent dans l’hôtel de la Carpe d’or, où ils ont leurs habitudes. Loin de leur famille, les soldats allemands sont friands des « liebesmahle », ces beuveries martiales interminables… Mais ce jour-là, les officiers n’ont pas envie de rire. Tels des cow-boys du Far west, ils posent leurs revolvers sur la table. Une foule compacte et menaçante se masse devant la taverne. Le chef de régiment, le colonel von Reuter, accourt pour rétablir l’ordre.
Son allure, ses grandes oreilles et sa petite moustache inspirent la raillerie. Maladroitement, il harangue la foule comme s’il parlait à ses hommes (Leute) et non à des citoyens (Mitbürger). Son discours est interrompu par des insultes : « Espèce de lapin blanchi avant l’âge ! », « Tête de macchabée ! » Droit dans ses bottes, von Reuter affronte les mécontents : « Rentrez chez vous, ordonne-t-il, il s’agit d’un malentendu. » Vaines paroles. Devant la fureur de la foule, les militaires courent s’abriter à la caserne, poursuivis par les ouvriers savernois qui crient : « Nous ne sommes pas des Wackes ! »
Dimanche 9 novembre 1913. La nuit et la matinée sont calmes. Sur la place du château, la fanfare militaire donne un concert. A midi, comme à l’accoutumée, les familles savourent le traditionnel baekoffe, entrecoupé de rasades de Seidel et de Löwenbräu. L’alcool délie les langues et échauffe les esprits. On raconte que ce matin, dans une charcuterie, un officier a demandé de la saucisse alsacienne pour son chien. Du tac au tac, la Savernoise lui aurait répondu : « Donnez-moi de la meilleure saucisse d’officier pour mon cochon ! »
Ce jour-là, les ouvriers élisent leurs délégués à la caisse locale de maladie. Le colonel von Reuter confie le service d’ordre à von Forstner lui-même. Qu’on se le dise : les militaires n’ont pas digéré l’humiliation de la veille. Bien décidés à en découdre, les soldats sillonnent la ville, emmitouflés dans leur écharpe argentée.
Dans l’après-midi, une foule d’ouvriers du canton et de gamins turbulents se rassemble devant la caserne pour conspuer von Forstner. La manifestation dégénère : des tessons de bouteille sont lancés sur les soldats. La police municipale, qui ne dispose que de cinq unités, est débordée.
Etat de siège
Le colonel von Reuter écrit alors un billet au Landrat (sous-préfet) Mahl : « Si la direction de la police n’intervient pas pour que cessent les manifestations et les offenses aux officiers, je vais faire strictement usage de mon droit de commandant de garnison et proclamer l’état de siège. » Le colonel dispose de deux compagnies prêtes à intervenir et munies de balles réelles. Le Landrat Mahl lui rappelle que, selon l’article 68 de la constitution impériale, seul le Kaiser en personne peut déclarer l’état de siège.
En fin d’après-midi, l’agitation redouble. Plus de mille personnes convergent vers le domicile de von Forstner. La cigarette aux lèvres, il nargue la foule depuis le pas de sa porte. Le maire, M. Knoepffler, appelle les pompiers en renfort. Sans conviction, les soldats du feu ouvrent les vannes. Une fine pluie s’abat sur la foule, qui sort les parapluies. Le capitaine Kopen, chargé de la manœuvre, ordonne que la lance soit dirigée vers les insurgés. Mais l’eau ne coule plus. L’un des pompiers, outré de devoir collaborer à la répression, vient de sectionner le tuyau ! La scène tourne au burlesque. « On se serait cru dans un carnaval », raconte un témoin.
Dans l’hilarité générale, les pompiers sont remplacés par un piquet de soldats commandés par le sous-officier Hoefflich, l’homme aux trois marks. Reconnu par les Savernois, il est entraîné dans une ruelle et fortement malmené. Malgré les patrouilles, malgré la pluie, la manifestation se poursuit tard dans la nuit. En se retirant, la foule crie « Vive la France », « Vive la République » et entonne La Marseillaise.
Le lendemain, lundi 10 novembre, quelques centaines de personnes occupent à nouveau la place du château. Les soldats les défient par des chants patriotiques comme Die Wacht am Rhein (la Garde du Rhin), ou Ich bin ein Preusse, kennt ihr meine Farben (Je suis un Prussien, connaissez-vous mes couleurs).
Des gendarmes à cheval arrivent et dégagent la place. Les gamins les provoquent pour les attirer sur les rives de la Zorn et les précipiter à l’eau. La manœuvre échoue. Ils font alors rouler des billes sous les sabots des chevaux et lancent des pétards. Malgré les appels au calme du maire et du sous-préfet, quelques policiers reçoivent des pierres.
Impact international
Depuis Paris, Londres et Berlin, les journalistes accourent. L’événement prend une dimension internationale. Et si la question de l’Alsace-Lorraine resurgissait ? On sait que le climat s’est fortement détérioré ces derniers mois entre les autorités civiles alsaciennes et l’état-major impérial. Les militaires, que la presse autonomiste appelle « le gouvernement d’à côté », exigent une accélération de la germanisation. Et voilà que Saverne, si paisible à l’ordinaire, devient un foyer d’insurrection.
Dans ce contexte, von Forstner se distingue une nouvelle fois. Le 15 novembre, l’Elsässer révèle que, s’adressant à ses hommes, il a affirmé : « Pour ma part, je vous autorise à ch... sur le drapeau français. » On frôle l’incident diplomatique. Pour prévenir de nouvelles fuites, l’armée perquisitionne le journal local.
Le 26 novembre, une patrouille embarque quatre Savernois qui auraient ri au passage des militaires. L’un d’eux, le banquier Lucien Kahn, se verra attribuer le surnom de Canari (Khan a ri).
Le 28 novembre, en début d’après-midi, von Forstner est à nouveau brocardé. Les militaires sont à cran. Le moment est venu de démontrer toute leur force. Vers 19 heures, des mitrailleuses sont disposées sur la place du château. Après trois roulements de tambour, une cinquantaine de soldats capturent une trentaine de badauds, dont trois magistrats qui sortent d’une audience au tribunal. Ils sont conduits à coups de crosse dans la caserne. Une partie passe la nuit enfermée dans un sous-sol glacé du château. De fait, Saverne est en état de siège.
Les autorités civiles s’indignent. Le conseil municipal convoque sur le champ une séance extraordinaire où il dénonce les agissements du colonel von Reuter. L’heure est grave pour l’Alsace comme pour tous les démocrates allemands. L’affaire remonte au plus haut niveau de l’Empire.
Au Reichstag, les députés alsaciens exigent des explications de la part du chancelier Bethmann-Hollweg. Celui-ci couvre l’armée impériale, comme le veut l’empereur Guillaume II. Le Parlement émet alors un vote de défiance. Des enquêtes internes sont diligentées. Pour calmer les esprits, le 99e régiment se déplace à Bitche.Von Forstner, lui, sera jugé et condamné à 43 jours de prison pour avoir frappé un infirme à coups de sabre. Il sera absout en appel.
Démission
En janvier 1914, tous les protagonistes de l’affaire défilent devant le conseil supérieur de guerre de Strasbourg. Le tribunal estime que le colonel von Reuter et son état-major ont accompli leur devoir en rétablissant l’ordre public. Décision lourde de conséquences : ayant perdu la face devant les militaires, le gouvernement civil d’Alsace-Lorraine démissionne.
L'affaire de Saverne signe l’échec de quarante ans de politique de germanisation, creuse le fossé entre Allemands et Alsaciens et annonce la reprise en main de l’Empire par les militaires. Lors d’un débat houleux au Reichstag, le député allemand centriste Konstantin Fehrenbach aura cette parole prophétique : « Tout est foutu ! Que faire pour empêcher que l’Alsace se sépare à nouveau de l’Allemagne ? »
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